Quand on dit à quelqu’un qu’on va au Festival de Cannes, il est inévitablement et souvent expressément envieux : “Oh là là, est-ce que je peux venir aussi ?” Tous ces films géniaux, ces fêtes, ces stars du cinéma, ces icônes de la mode – sans parler de la Côte d’Azur –, c’est si cool, si glamour, si excitant.
Et c’est vrai, parfois, et parfois c’est épuisant, frustrant, déconcertant et écrasant.
À un moment, on est complètement retourné par un film qui vous change la vie, un jeu d’acteur miraculeux ou l’énergie rayonnante de personnes brillantes qui parlent de leur art avec passion.
Cinq minutes après, on est au bord des larmes de faim et de fatigue, on se demande qui exactement s’est dit que regarder un tas de films vraiment intenses de 8 h 30 à minuit était une bonne idée, et on s’efforce de garder sa santé mentale en poireautant dans une file d’attente de plus. Franchement, si le type qui est derrière moi n’arrête pas de s’extasier sur Martin Scorsese comme tous les hommes passionnés de cinéma avec qui je suis sortie à la fac, je ne réponds plus de rien.
Démoralisée devant Cate Blanchett
Je reconnais pleinement que je suis privilégiée : vivre le festival de cinéma le plus prestigieux du monde, c’est un boulot sympa. Je dis juste que couvrir Cannes, c’est bien plus compliqué que de regarder Alicia Vikander monter les marches [l’actrice suédoise était venue présenter Le Jeu de la reine, de Karim Aïnouz, en sélection officielle].
Quelques observations de mi-festival.
Chaque film en compétition, et certains ne le sont pas, a droit à une première de gala. Il n’est donc pas inhabituel de voir des gens en tenue de soirée à 3 heures de l’après-midi. Cependant, la plupart des participants s’habillent confortablement et pour être paré à toute éventualité météorologique. On peut entrer dans le cinéma par une belle journée ensoleillée et en ressortir pour constater qu’il pleut*.
Pour rester dans le sujet, être assise vêtue d’un pantalon de lin et d’une veste en jean en face d’une Cate Blanchett resplendissante en haute couture, c’est excitant et aussi très démoralisant.
Les personnes les mieux habillées qu’on voit dans les rues de Cannes sont peut-être les habitants. Les femmes mûres avec petit chien portent l’étendard de la mode française et peut-être du monde.
L’applaudimètre, un baromètre peu fiable
L’accessoire le plus courant et le plus précieux est le badge d’accès au festival. Cependant, si vous assistez à une première de gala, n’oubliez pas de l’enlever avant de poser le pied sur le tapis rouge, sinon un agent du festival vous “suggérera” de l’enlever. Dans un français exquis. Ce qui rend la chose encore plus mortifiante.
Les standing ovations sont exagérées et entièrement subjectives tant pour la durée – Killers of the Flower Moon [le nouveau film de Martin Scorsese, présenté hors compétition] a-t-il vraiment récolté six minutes ? dix ? Qui a dit ça ? – que pour le niveau d’enthousiasme. Comment se fait-il que les sept minutes d’ovation récoltées par Indiana Jones et le cadran de la destinée [projeté hors compétition] aient été considérées comme un bof par un média et comme une ferme approbation par un autre, alors que la même durée obtenue par May December [le nouveau film de Todd Haynes, en lice pour la Palme d’or] était un triomphe évident ?
Est-ce que ça compte si les acteurs et l’équipe au complet relancent les applaudissements quand ils commencent à faiblir ? Ou que le film faisait trois heures et que les gens avaient besoin de manger ou d’aller aux toilettes ?
Journalistes ou groupies ?
Quand on fait la queue sous la pluie pour voir un film qui a quarante-cinq minutes de retard, on n’est pas prédisposé à l’aimer. “Il a intérêt à être bon”, ce n’est probablement pas l’humeur recherchée par les réalisateurs et les organisateurs du festival.
Les hordes de personnes en croisière qui embouteillent régulièrement la Croisette constituent une addition hilarante à une foule d’une variété stupéfiante – on les reconnaît à leurs polos et à leurs corsaires blancs. Et à leurs guides enjoués.
Cannes compte beaucoup de restaurants sympas, mais on n’a manifestement jamais le temps d’y manger. D’où les longues files d’attente au McDonald’s et Steak ’n Shake.
Si votre film comprend des scènes prolongées de sable glissant, de blé ondulant ou de doux chant des cigales, il est fort probable que certains s’endormiront. Cela ne veut pas dire qu’ils n’aiment pas le film, juste qu’ils sont très fatigués.
Les conférences de presse sont dingues : elles sont bourrées de journalistes dont beaucoup sont prêts à vous passer sur le corps pour être dans la même pièce que Harrison Ford [la tête d’affiche d’Indiana Jones et le cadran de la destinée] ou Leonardo DiCaprio [dans Killers of the Flower Moon].
On me trouvera peut-être démodée, mais je trouve qu’il ne devrait pas y avoir de standing ovation lors des conférences de presse.
Le tapis rouge résiste à tout, même à la pluie
Il faut que les enfants américains apprennent au moins deux langues, ne serait-ce que pour écouter efficacement les conversations des autres à Cannes. Quand ces Allemands qui étaient assis derrière moi ont cité le nom d’un collègue, était-ce favorablement ou non ? Je ne le saurai jamais.
On a tendance à envier ceux qui logent dans des hôtels de luxe, le Carlton par exemple, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que nombre de suites sont bourrées d’agents et de chargés de com qui éclusent du Coca Zero tiède penchés sur leur ordinateur portable.
Je ne sais pas en quoi est fait le tapis rouge de Cannes, mais il est admirablement durable. Il est souvent gorgé d’eau cette année, mais cela fait plus d’une semaine qu’il orne divers sites et il tient toujours bon.
Les règles en matière de chaussure sur le tapis mentionné ci-dessus ne sont pas aussi genrées que ce qu’on a rapporté : un homme s’est vu refuser l’entrée à la première d’Indiana Jones parce qu’il portait des tennis noires. Apparemment, c’étaient des Prada, mais c’était quand même des tennis, ce qui n’est pas autorisé.
Un personnel d’un calme admirable
Le smoking est peut-être le meilleur vêtement jamais inventé, et je pense qu’on devrait tous en avoir un.
Il n’y a pas autant de boulangeries que ce qu’on pourrait penser à Cannes, mais il y a beaucoup de super-gargotes de kebab, et ma préférée offre un grand sac de pita avec chaque commande. Alors, inutile de se trouver une boulangerie, non ?
Je n’ai jamais vu autant d’élégance sous pression que chez le personnel du festival. Il garde son calme quel que soit le nombre de questions qu’on lui pose brutalement et frénétiquement en plusieurs langues (et dans un français exécrable). Y compris moi.
Il y a beaucoup de chiens adorables et sympas à Cannes. En revanche, les chats sont de gros snobs. Normal.
Et, bien sûr, il y a eu des films géniaux cette année, mais j’en parlerai une autre fois.
* En français dans le texte.