LA RENCONTRE INATTENDUE (6)
La Pérouse, de guerres en Pacifique (2/3)
Sur le point d’être exécuté, Louis XVI aurait prononcé ceci : « A-t-on des nouvelles de La Pérouse ? » voilesetvoiliers.com a eu l’opportunité de rencontrer, début mars 1788, le célèbre navigateur en Australie, à Botany Bay, quelques semaines avant sa disparition en mer. Deuxième partie.
Suite de notre entretien avec Jean-François de La Pérouse. Première partie à retrouver ici.
La Pérouse vient de se retirer quelques instants dans son logement. Il nous rejoint sur la dunette de la Boussole alors que des poules caquettent dans leurs mues.
Jean-François Galaup de La Pérouse : Voilà un petit rhum de mon tonnelet personnel. Les hommes du bord ont entièrement piraté le tout-venant. Vous allez m’en dire des nouvelles. Je suis désolé d’avoir énuméré mon catalogue de batailles tout à l’heure, cela devait être un rien assommant. Où en étions-nous ?
Voilesetvoiliers.com : Nous allions parler de cette expédition extraordinaire.
La Pérouse : Vous avez raison, ce sera plus roboratif. Or donc, un an après le Traité de Versailles de 1783 instituant la paix entre l’Angleterre, l’Espagne et la France, je suis désigné par le directeur des ports et arsenaux, Charles-Pierre Claret, comte de Fleurieu, pour diriger ce grand voyage de par la planète mer. C’est un grand honneur pour moi. On doit à ce brillant esprit l’organisation de toutes les dernières campagnes navales contre l’Angleterre. Il a surtout été l’un des premiers à tester la montre de marine à secondes, indispensable maintenant pour calculer la position exacte de nos navires. Son choix est accepté par notre ministre de la Marine, le marquis de Castries, et surtout par notre bon roi Louis XVI. Il est enthousiaste à l’idée de redorer la glorieuse histoire maritime de la France et que nous fassions mieux que le vénérable capitaine anglais Cook, disparu il y a moins d’une dizaine d’années. Pour ce long périple censé durer trois ans, ses instructions bien précises sur les navigations à effectuer me demandent entre autres de découvrir de nouvelles terres, de prendre contact avec les peuples sauvages et surtout, de faire des observations quant à la géographie, la géologie, l’astronomie, la botanique, etc.
Voilesetvoiliers.com : Vous partez donc avec deux vaisseaux ?
La Pérouse : Oui, avec des flûtes : l’Astrolabe, commandée par le sieur Paul-Antoine Fleuriot de Langle et donc la Boussole sur laquelle nous sommes. Ces excellents navires qui s’appelaient avant l’Autruche et le Portefaix sont des bateaux marchands aux larges cales. Nous sommes partis de Brest le 1er août 1785 avec une cargaison incroyable, il y avait quand même des lieues à avaler pour nos étraves. Pour l’ensemble des équipages - deux cent seize hommes en tout - nous avions embarqué trois cent cinquante tonneaux de vivres. Et puis nous avions prou de produits pour nos futurs échanges avec les peuplades rencontrées. De la verroterie et autres pacotilles comme deux mille haches et herminettes.
Voilesetvoiliers.com : Il y avait surtout à bord au départ d’éminentes personnes ?
La Pérouse : Des savants de renom. Monsieur Dagelet de l’Académie des Sciences, et Monsieur Monge, l’un et l’autre professeurs de mathématiques à l’école militaire et embarqués en tant qu’astronomes. Les chirurgiens et médecins Rollin, Lavaux et La Martinière, ce dernier étant aussi botaniste. L’abbé Mongès, physicien et surtout aumônier à mon bord. L’ingénieur en chef Monneron et les artistes Prévost, père et fils, et Duché de Vancy. Tout ce petit monde partant avec son propre matériel de travail.
Voilesetvoiliers.com : Quelle est votre destination première ?
La Pérouse : Nous faisons route vers la baie de La Conception au Chili, via Madère, l’île de La Trinité, celle de Sainte-Catherine et le cap Horn. Tout cela sans encombre et donc sans perte d’hommes. Toutes mes pensées n’avaient eu pour objet que les routes des anciens navigateurs. Mais leurs journaux sont si mal faits qu’il faut en quelque sorte les deviner. Les géographes ont ainsi tracé des îles qui n’existent pas, comme celle de Drake qui n’est en fait que la Terre de Feu. Nous aperçûmes, le 22 janvier, les Mamelles du rio Biobio, deux montagnes dont le nom indique leurs formes, situées à quelques lieux d’un havre remarquable. De l’ancienne ville de La Conception, détruite par un tremblement de terre en 1751, il ne reste plus que des ruines qui ne dureront pas autant que celles de Palmyre. Les Espagnols ont donc reconstruit une nouvelle cité. Elle contient environ dix mille habitants. Cette partie du Chili est un terrain fertile où l’on cultive le blé et la vigne. Les campagnes y sont couvertes de troupeaux innombrables et toutes les rivières y sont aurifères. Malgré toutes ses richesses, ce pays n’en profite pas. Il faudrait que l’Espagne change de système et que la liberté du commerce soit autorisée. Mais là n’est pas mon propos ! Nous y sommes restés quelques temps avant de rejoindre l’île de Pâques que nous abordons le 9 avril.
Voilesetvoiliers.com : Comme le relatait le capitaine Cook, il n’y a rien à exploiter là-bas ?
La Pérouse : L’île n’a aucun arbre qu’ils ont eu l’impudence de couper dans des temps sans doute reculés. La dixième partie de la terre y est à peine cultivée. On y trouve des patates, des ignames, des bananes, des morelles et des cannes à sucre. Nous avons été reçus par les habitants avec joie. Sans exagération, je crois pouvoir porter la population à deux mille personnes. Ces derniers ne semblaient pas malheureux et ne sont en rien des sauvages. Les femmes, dont la physionomie est agréable, offraient leurs faveurs à tous ceux qui voulaient leur faire quelque présent. Pour les hommes, nous prîmes le parti de nous amuser des ruses que ces insulaires employaient pour nous voler, même si nous leur avons fait cadeau de graines et d’animaux. Nous avons visité l’île en deux groupes, entrant dans les maisons communes ou souterraines dans lesquelles ils habitent. Parfois à plus de deux cents. Et puis, nous avons vu leurs monuments. Des bustes grossiers de taille colossale dont M. Duché a donné un dessin fort exact. Ils sont faits de lapillo, une pierre volcanique tendre et si légère qu’une centaine d’hommes suffisait pour les élever.
Voilesetvoiliers.com : Vous y êtes restés combien de temps ?
La Pérouse : Seulement une journée mon ami. Il nous fallait faire de la route pour rejoindre les côtes Nord-Ouest de l’Amérique. Nous avons fait relâche à Mowée (Maui) aux îles Sandwich (Hawaï) d’où nous sommes partis le 1er juin. Trois semaines plus tard, alors que le brouillard se dissipait, nous reconnûmes le mont Saint-Elie que le navigateur danois Berhing avait découvert pour le compte de la Russie en 1728. Nous mouillâmes dans une baie que je nommais Port-des-Français. Nous avons été rapidement entourés par des pirogues de sauvages. Contre des poissons et des peaux d’animaux, ce qu’ils désiraient le plus c’était du fer. Apparemment, ce métal ne leur était pas inconnu, ils avaient tous un poignard pendu au cou. Sans doute échangé avec les Russes, des employés anglais de la Compagnie d’Hudson ou autres négociants américains. Alors que nous allions quitter ces contrées, un grand malheur nous est arrivé. Un désastre plus cruel que les maladies. Mes regrets ont été, depuis cet événement, cent fois accompagnés de mes larmes. Reprenons du rhum pour calmer ma douleur…
Le troisième volet de cet entretien exceptionnel sera dévoilé prochainement sur notre site.
La Pérouse, de guerres en Pacifique (1/3)
Jean-François de Galaup, comte de La Pérouse, est l’un des officiers et explorateurs les plus reconnus de son époque. Guerroyant pendant presque trente ans au service de la Marine royale française, il est mandaté en 1785 par le roi Louis XVI pour diriger une expédition autour du monde. Voilesetvoiliers.com l’a croisé au printemps 1788, près de l’actuelle Sydney, quelques semaines avant la disparition corps et biens de ses deux navires, l’Astrolabe et la Boussole.
Voilesetvoiliers.com : Monsieur le comte, merci de nous recevoir.
Jean-François de Galaup de La Pérouse : Je vous en prie, c’est un honneur de croiser un compatriote dans ces contrées lointaines.
Voilesetvoiliers.com : Avant de nous narrer pourquoi votre expédition composée des deux navires L’Astrolabe et la Boussole se trouve ici, nous aimerions connaître votre histoire.
La Pérouse : Si cela ne vous dérange pas, je vais faire en sorte de venir à l’essentiel. Même si résumer une vie est plutôt compliqué. Je me nomme Jean-François de Galaup, comte de La Pérouse. Je vis le jour au manoir du Gô, à quelques encablures d’Albi, le 23 août 1741. Fruit de l’union entre Victor-Joseph de Galaup, écuyer et député aux États particuliers d’Albigeois, et Marguerite de Rességuier, fille du seigneur du Pouget. Je suis l’aîné d’une fratrie de onze enfants. Né dans les méandres du Tarn, j’ai découvert la mer à l’âge de 15 ans, en incorporant la compagnie des Gardes de la Marine de Brest. Encouragé en cela par l’un de mes parents, le marquis de Taffanel de la Jonquière. Il est de nos jours lieutenant général des armées royales. J’ai retrouvé dans ces terres de Bretagne un ami d’enfance, Armand de Saint-Félix, avec lequel nous avons embarqué sur le Célèbre.
Voilesetvoiliers.com : Nous sommes alors en pleine guerre de sept ans contre la perfide Albion, non ?
La Pérouse : Perfide, comme tout ennemi. Et je suis entré de plain-pied dans le conflit après des passages en tant qu’enseigne sur quelques vaisseaux. En 1757, je suis attaché au service du chevalier de Ternay. Après deux campagnes au Canada, aux Antilles et des vicissitudes trop longues à raconter, je me retrouve à bord du Formidable. La Marine royale française n’est pas à l’époque très flamboyante. Trop dispersée sur tous les océans.
Mais, à ce moment-là, est fomentée une invasion de la Grande-Bretagne, entre autres par le duc de Choiseul. Vous savez : celui qui a déclaré au roi Louis XV - bien avant le traité de Paris de 1763 - que la Corse était plus utile à la France que le Canada. Honte à lui mais ne le répétez pas. Il n’empêche, ce projet insensé a mené la grandeur maritime de la France au ridicule. La bataille des Cardinaux, en baie de Quiberon, en a été l’assommoir. Menée par le vieil amiral de Conflans, bien mal secondé par ses divers commandants, elle a coûté la vie à au moins 2 500 de nos hommes et plusieurs vaisseaux ont été perdus.
Celui de 80 canons en deux batteries sur lequel je me trouvais, aura été le plus valeureux. Alors que notre chef d’escadre, Saint-André du Verger, venait de voir sa tête arrachée par un boulet, nous avons baissé pavillon à 16 heures en ce 20 novembre 1759. Une déroute pour la France ; un triomphe pour l’amiral anglais Hawke. Blessé, je suis fait prisonnier et me retrouve en Angleterre.
Voilesetvoiliers.com : Votre carrière militaire se poursuit comment ?
La Pérouse : Échangé rapidement, je croise à nouveau, au fil de mes affectations, Charles-Henri-Louis d’Arsac, le chevalier de Ternay. Je l’aimais comme un père. Avec sa division, j’ai participé à bord du Robuste à l’anéantissement des pêcheries britanniques de Terre-Neuve. J’embarque aussi sur un bâtiment de 74 canons dû "au don de vaisseaux".
Après la guerre de sept ans, le fameux Choiseul avait fait appel à la générosité du peuple de France pour reconstituer notre flotte. Dix-huit navires ont été ainsi financés jusqu’en 1768. Comme le Marseillois, le Bretagne ou encore le Languedoc. Le mien, le Six Corps, avait été offert par les corporations de marchands de Paris. Passé enseigne de vaisseau début octobre1764, je fais du transport le long des côtes françaises plusieurs saisons et effectue une campagne à Saint-Domingue avec la Belle Poule. L’année suivante, en 1772, Arsac de Ternay fait appel à moi. Il vient d’être nommé gouverneur de l’Isle de France (Maurice) et de Bourbon.
Voilesetvoiliers.com : De bons souvenirs ?
La Pérouse : Oui, évidemment. J’y séjourne cinq années avec de nombreuses navigations dans la mer des Indes. Des moments merveilleux où j’ai rencontré celle qui est mon épouse aujourd’hui. Éléonore Broudou, fille d’un armateur nantais alors administrateur de l’hôpital de Saint-Louis. Un drame pour ma famille car elle n’était pas de sang noble. Mais passons !
Je prends de l’expérience et surtout du galon en tant qu’officier. De retour en France, les hostilités reprennent avec la guerre d’indépendance des Etats-Unis. Je suis affecté à mon premier commandement à bord de l’Amazone. Et je prends ainsi part à la bataille de la Grenade sous les ordres du vice-amiral d’Estaing. Nous infligeons au vice-amiral britannique John Byron, en ce début juillet 1779, une cuisante défaite. Après notre humiliation dix ans plus tôt, ce combat naval remporté était le plus important pour notre royauté face aux Anglais depuis la bataille du cap Béveziers de 1690.
Voilesetvoiliers.com : Votre notoriété s’étoffe ?
La Pérouse : Je fais mon métier. Quelques mois plus tard, je prends le commandement de l’Astrée. Le 31 juillet 1781, près des côtes de la Nouvelle-Angleterre, en compagnie de Latouche-Tréville, maître à bord de l’Hermione, nous mettons en déroute un convoi de dix-huit bateaux marchands britanniques en dominant leurs navires de protection. Nous en capturons deux d’ailleurs.
Puis ce fut des moments moins glorieux. Surtout notre défaite aux Saintes face à l’amiral Rodney l’année suivante. Notre armada menée par l’amiral de Grasse accompagnait une flotte de plus d’une centaine de navires de transport pour envahir la Jamaïque. Ce combat est une catastrophe et annonce la disgrâce pour de Grasse, jusque-là héros de la guerre d’indépendance des Etats-Unis avec ses victoires aux batailles de la Chesapeake et de Yorktown. Pour cette dernière, un certain marquis de La Fayette en a récupéré les lauriers en France alors qu’il n’a joué qu’un rôle mineur dans ce succès…
Passons, nous ne somme pas là pour parler de billevesées !
Voilesetvoiliers.com : Nous en arrivons ainsi à votre nomination comme chef d’expédition autour du monde pour le compte du roi ?
La Pérouse : Vous avez raison, parlons de choses plus enthousiasmantes. En revanche, cette température et ce laïus que vous m’imposez me donnent grand soif. Un petit entracte ?
S.M.